20 septembre
2015
Chapitre à
l’Abbaye de Scourmont
Que de clôtures
et de murs !...
J’ai eu l’occasion, il y a
quelques semaines, de me trouver à l’abbaye de Clairvaux pour un colloque. Comme
on le sait, après que les moines furent chassés de Clairvaux au moment de la
Révolution française, l’abbaye devint une prison, ce qu’elle est demeurée
jusqu’à nos jours, même si une bonne partie de la propriété est maintenant
ouverte aux touristes et aux visiteurs.
Le fait que le même lieu
soit habité par des prisonniers, après avoir été habité durant plusieurs siècles
par des moines, a conduit certains historiens à comparer ce qu’ils appellent
deux formes d’enfermement. Il y
a aussi des psychologues qui ont fait le même rapprochement, comme si la seule
différence était qu’une de ces formes d’enfermement est imposée alors que
l’autre est choisie librement.
En réalité, cette approche
n’a pas grand sens, car il s’agit de réalités tout à fait différentes. Dans le
cas de la prison, nous avons une réalité matérielle qui préexiste à son usage.
On bâtit une prison pour y loger – en général pour y entasser – des criminels et
on bâtit autour de ce bâtiment et des terrains environnants une clôture ou un
mur pour empêcher que les détenus s’enfuient. On y ajoute en général des
miradors pour surveiller les mouvements des détenus qui auraient l’idée de
s’approcher de la clôture. Dans le cas d’un monastère, le processus est
inverse. Ce qui est premier, c’est la communauté ; et c’est celle-ci qui se
bâtit un lieu où habiter. Si l’on édifie une clôture autour d’un monastère,
celle-ci a un autre sens que celle autour d’une prison. Il ne s’agit pas de
s’assurer que personne ne rentre et que personne ne sorte. Il s’agit d’indiquer
une limite à l’intérieur de laquelle des hommes ou des femmes, ont choisi de
vivre une expérience spirituelle de recherche de Dieu dans la solitude du coeur.
Son rôle est donc premièrement symbolique. C’est une expression de ce qu’on veut
vivre dans cet environnement. Elle a aussi, évidemment le but d’assurer une
véritable solitude, laquelle ne consiste pas dans l’absence de relation mais
dans un choix et une gestion des relations. Ce qui est essentiel à la vie
monastique ce n’est pas la clôture, mais la solitude.
Raimondo Panikkar nous a
habitués à voir le monachisme comme un archétype universel et donc
transculturel, c’est-à-dire une réalité qu’on retrouve dans toutes les grandes
cultures de l’humanité à travers l’histoire. Et si l’on cherche une
caractéristique commune à toutes ces formes souvent très différentes de
monachisme, on peut dire que c’est l’appel à se lancer dans une recherche
spirituelle solitaire au-delà de tous les supports institutionnels de la culture
ambiante y compris de la culture religieuse. Dans le langage du Pape François,
on pourrait dire que c’est l’appel à aller au-delà des périphéries.
Paradoxalement, on pourrait dire que, spirituellement, ce qui caractérise la vie
monastique, dans l’ordre spirituel, est l’absence de clôture plutôt que la
clôture.
De fait, la première forme
connue d’ascétisme chrétien ou de monachisme chrétien, en Palestine et en Syrie,
a été le monachisme itinérant, qui voulait imiter la vie itinérante des
disciples autour de Jésus. Ce qui, d’ailleurs correspondait aux traditions
anciennes de monachisme dans l’Inde antique. Quand se développèrent par la suite
les grandes communautés monastiques, comme par exemple les communautés
pachômiennes en Haute Égypte, on sentit le besoin de délimiter l’espace de vie
des moines par une clôture qui correspondait matériellement à celle qui
entourait un village copte de l’époque. Ce qui se vivait à l’intérieur de cet
espace délimité était une réalité spirituelle particulière, même si les
exigences de la vie concrète exigeaient des contacts et des relations allant de
l’intérieur à l’extérieur et de l’extérieur à l’intérieur. Un petit exemple
cocasse : on possède un parchemin contenant la lettre d’une femme égyptienne à
deux moines pachômiens, leur demandant de lui indiquer où elle pourrait bien se
procurer de la paille à bon marché pour ses ânes. Cela indique assez bien quel
type de relation existait entre les moines de l’époque et leur voisins.
Au Moyen-Âge, les clôtures
qui entouraient les monastères de moniales se voulurent aussi comme une
protection physique des moniales ; et cette mentalité passa dans la
compréhension populaire et aussi dans le droit, ce qui fit oublier le sens
premier de la clôture monastique : délimitation d’un espace où l’on efforce de
vivre une réalité spirituelle bien déterminée.
Ce qui m’amène à parler de
ce thème ce matin c’est que, de nos jours, d’autres formes de clôtures ou de
murs se sont multipliées. On pense tout de suite aux murs qu’Israël ne cesse de
construire pour repousser les Palestiniens. En réalité, loin d’être une
véritable protection, ce mur qui repousse l’autre, qui nie ses droits, qui le
bafoue est une forme extrême de violence, qui engendre un nouveau cycle de
violence. Le Pape François, qui est familier des gestes symboliques, a fait
arrêter sa voiture, lors de son pèlerinage en Terre Sainte, l’an dernier, pour
embrasser ce mur de la honte, avant d’aller se recueillir devant le mur des
Lamentations à Jérusalem.
En Europe, comme en
Amérique – mais de façons différentes – des mouvements d’extrême droite qui se
sont développés au cours des dernières décennies ont bâti des murs
psychologiques contre l’autre, contre l’étranger, contre quiconque est
différent. Ces murs ont engendré la xénophobie. Et puis ces murs psychologiques
se sont transformés en murs matériels.
Certains des États du Sud
des États-Unis se sont mis à construire ces dernières années des murs semblables
à celui d’Israël pour se protéger de l’immigration venant du Sud, en particulier
du Mexique. Et pourtant une telle attitude va à l’encontre de toute l’histoire
américaine. Un élément essentiel de cet histoire est ce qu’on appelle le « mythe
de la frontière » : c’est toute l’histoire de la conquête du continent de l’Est
vers l’Ouest en repoussant toujours plus loin la frontière, jusqu’au Pacifique.
L’une des grandes figures de l’Évangélisation qui accompagna cette conquête de
l’Ouest américain est Junipero Sierra, un franciscain, qui fonda de nombreuses
miss ions dans cette partie de
l’Amérique, et dont l’une des principales fut San Francisco, qui doit son nom à
François d’Assise. Junipero Sierra sera canonisé dans quelques jours par le
pape François, durant son voyage en Amérique.
Au moment où un flot de
réfugiés fuyant la Guerre en Syrie, en Lybie, en Éthiopie et Somalie, se lance
vers l’Europe, on voit, ces dernières semaines et ces derniers jours certains
des pays qui sont en première ligne, comme la Hongrie et la Serbie, bâtir des
murs et des clôtures. On peut comprendre dans une certaine mesure les
difficultés de ces pays, mais on ne peut s’empêcher en même temps de reconnaître
qu’on assiste à un sérieux échec du projet européen ou en tout cas du projet de
communauté européenne.
Ces problèmes, évidemment,
nous dépassent. Mais ils nous rappellent l’exigence qui est nôtre : celle de
vivre entre nous une authentique communauté dans la recherche d’une expérience
de Dieu. Si cette communauté est authentique, elle saura se donner une solitude
qui soit en même temps une protection de ce que nous voulons vivre et un lieu de
synergie avec tous ceux qui nous entourent, avec toute la société et avec
l’Église. Notre solitude assure et affirme notre identité propre et donc, en
même temps, nous rend capable d’entrer en relation avec l’autre sans crainte de
perdre notre identité.
En ce moment de l’histoire
humaine où le « rejet de l’autre » devient non seulement une tentation, mais, en
certains lieux, une règle et une pratique, soyons par la qualité de notre vie,
des témoins de ce que le « vivre ensemble » est non seulement possible mais une
exigence de survie.
Armand Veilleux
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